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ENTRETIEN AVEC LE PROFESSEUR FRANK WILLARD, Ph. D.

 

Réalisé à Aix-en-Provence le 10 novembre 2002 par Laurence Deora et Henri O. Louwette

 

Transcription & traduction originale : Laurence Deora

Révision, notes & bibliographie : Henri O. Louwette

 

LD : Nous aimerions mieux vous connaître, à travers votre cursus universitaire.

 

Frank Willard : J’ai obtenu une licence en microbiologie et ensuite une maîtrise en zoologie à l’université du Maine. Puis un doctorat en neurobiologie et en anatomie à l’université du Vermont. J’ai ensuite passé quelques années à l’université d’état de l’Iowa où j’étais chargé de cours en neuro-anatomie, avant de rejoindre l’université de Nouvelle-Angleterre. J’y suis arrivé en 1982 et j’y suis toujours.

La plus grande partie de mon cursus était orientée vers le système nerveux. J’enseignais l’histologie à l’université du Maine, tout en étudiant pour ma maîtrise, quand le système nerveux a réellement commencé à m’intriguer. Je pouvais comprendre tous les autres organes et les expliquer aux étudiants. Je savais de quelles cellules était composé l’organe et comment elles fonctionnaient entre elles. Mais je ne pouvais pas faire cela pour le système nerveux, ce qui l’a rendu absolument fascinant. C’était le seul système qui semblait totalement inexplicable. Je me suis inscrit dans un programme de doctorat dans lequel on étudiait les possibilités de transplantation du tissu nerveux. En fin de compte, j’ai étudié le développement des systèmes sensoriels. Je travaillais à l’université du Vermont et j’ai pris un poste de conseiller dans une autre université pour étudier le développement du système auditif. Mais une fois à l’université de Nouvelle-Angleterre il était difficile de continuer ce projet. Au même moment, j’ai rencontré un tas de gens, des ostéopathes, qui posaient des questions à propos de la douleur et de ses trajets et sur l’anatomie en général. Cela m’a conduit à étudier les voies de la douleur et à essayer de comprendre ce qu’elle représentait pour le corps ; comment et pourquoi celui-ci la traitait. Je me suis penché sur l’anatomie pour aider les ostéopathes à mieux comprendre leur pratique.

 

LD : D’où vient et quand est apparu votre intérêt pour l’anatomie ?

 

FW : C’est une question plus difficile.

Quand j’avais 7 ou 8 ans, j’ai commencé à m’intéresser à l’anatomie. J’allais à la bibliothèque municipale et je prenais le Gray’s Anatomy[i], je n’y comprenais rien, mais je regardais les images et j’ai été frappé par le réel intérêt que je portais à l’organisation du corps.

Lorsque j’avais 13-14 ans, il y avait un petit cabinet médical dans ma ville ; j’étais très ami avec le fils du médecin et je m’imaginais ce qu’allait être mon avenir. Je voulais m’installer dans le sous-sol du cabinet entouré de journaux et revues scientifiques. Si le Dr Westover rencontrait une difficulté avec un patient, il m’appelait et me demandait de trouver les aspects particuliers de la maladie. Je pouvais ainsi éplucher les journaux et expliquer au médecin le processus pathologique de son patient. Je me voyais comme une interface, bien que je ne connaissais pas ce mot alors, entre le Dr Westover et la connaissance de la maladie. Je pouvais me documenter et lui faire part de mes découvertes afin qu’il puisse mieux s’occuper de ses patients. C’est vraiment ce à quoi j’ai abouti ; je fais ce genre de travail pour les ostéopathes et non pour le Dr Westover.

 

LD : Vous dites que vous avez commencé par la zoologie…

 

FW : Initialement, j’étais intéressé par la vie animale, plus particulièrement par les mammifères : structure et fonction, et plus spécifiquement par la structure et la fonction chez les humains. C’était probablement le trait dominant.

 

HL : Est-ce le mystère de la vie qui a tout déclenché ?

 

FW : Oui. C’est très intriguant de comprendre l’anatomie et la physiologie, mais c’est encore plus intriguant d’essayer de comprendre et d’expliquer ce qui se passe quand cela dérape ou bien pourquoi les choses fonctionnent de telle façon. Cela m’a toujours fasciné.

 

LD : Quel regard posez-vous sur la recherche ostéopathique, ou plutôt sur ce que les ostéopathes appellent la recherche ostéopathique ?

 

FW : En premier lieu, je ne pense pas qu’il existe une chose que l’on peut légitimement appeler recherche ostéopathique. Je pense que cette expression n’a aucun sens et que le terme n’est pas approprié.

Imaginons que quelqu’un fasse une recherche sur le système immunitaire, mais que ce projet ne soit pas financé et surtout n’ait besoin d’aucune intervention ostéopathique sur le système immunitaire ; si l’on se réfère au concept de recherche ostéopathique, faut-il qualifier cette recherche de « non ostéopathique » ?

Supposons maintenant que ces gens trouvent des choses très importantes sur le fonctionnement du système immunitaire, et qu’elles vous aident à comprendre pourquoi en manipulant quelqu’un vous pouvez obtenir des changements dans son immunité. Ces recherches n’étant malheureusement pas ostéopathiques, devrions-nous qualifier aussi les résultats de « non ostéopathiques » ?

En considérant ce que Still et les autres pionniers ont dit, je ne pense pas qu’ils aient jamais utilisé l’expression « recherche ostéopathique » ; Still parlait d’anatomie, en ce temps la physiologie était tout juste naissante. Je pense donc que lorsqu’il parlait d’anatomie, il faisait référence, au sens large du terme, à l’anatomie fonctionnelle qui inclut aussi la physiologie. Il disait : « l’anatomie est ce que vous avez besoin d’étudier ».

 

HL : Je pense que le Dr Still était plus intéressé par le processus de la vie. Sa manière de comprendre son fonctionnement passait par l’étude de l’anatomie, de la structure du corps et de la différence entre le cadavre et l’être vivant. Voilà probablement la principale interrogation du Dr Still. Il n’y a donc pas de recherche ostéopathique en tant que telle, mais plutôt la recherche de la compréhension du mystère de la vie. L’anatomie étant un moyen d’y parvenir.

 

FW : Mais il n’a pas imposé de conditions ; il n’a pas dit : cela doit être fait par des ostéopathes. Le gentleman semblait vraiment intrigué par le corps humain et chaque information susceptible de lui révéler le fonctionnement du corps lui permettait de mieux approcher ses patients. Je ne crois pas qu’il s’imposait des limites pour dire que cela devait être de l’anatomie ostéopathique ou de la recherche ostéopathique. Il faut se dire que toute information exposant comment le corps fonctionne et échoue, ou comment la vie existe, est fondamentale à l’ostéopathe. C’est la manière dont nous utilisons l’information qui la fait rentrer ou non dans le concept ostéopathique.

Si l’on suit la définition de la profession ostéopathique avec laquelle je suis familier, l’accent est porté sur l’homéostasie. Elle dit que le corps est un système intégré, que les systèmes sont interdépendants les uns des autres, que leur coordination dépend de l’activité neurale et circulatoire ; de cette compréhension découle l’approche thérapeutique.

L’homéostasie est une suite de systèmes intégrés, interdépendants les uns des autres ; ceci est décrit comme un tout homéostatique qui peut s’adapter et qui connaît aussi des périodes de crise. Chaque recherche vous permet une meilleure compréhension de l’homéostasie, elle vous permet également de mieux établir votre traitement et de mieux considérer le patient. Je pense que vous ne vous feriez pas justice en n’étudiant que ce qui est décrit comme « ostéopathique » ; ce serait limiter considérablement la vision globale du fonctionnement du corps.

Un des rôles que je crois remplir est de décoder l’information publiée quotidiennement dans les journaux scientifiques dans une langue difficile d’accès pour les praticiens. Tout y est écrit en jargon plus ou moins crypté et vous devez vraiment baigner dans l’univers scientifique pour en comprendre le premier mot. En un sens, je suis un traducteur de cette littérature scientifique. Je mets les informations dans un contexte qui les rendent accessibles aux ostéopathes. C’est l’interprétation qui génère l’approche ostéopathique, pas la recherche elle-même.

 

LD : L’étude principale de l’anatomie s’effectue sur des cadavres, or l’ostéopathie travaille essentiellement sur le mouvement. Ces deux aspects ne sont-ils pas antinomiques ?

 

FW : L’anatomie s’étudie de différentes façons, et non uniquement sur des cadavres. L’anatomie cadavérique nous oriente ; elle permet de voir comment les choses se lient. La biocinétique réalisée sur les tissus, modélisée sur ordinateur, effectuée sur les animaux, tout ceci permet l’interface entre les structures animales et la vie. La biocinétique sur les humains vivants aide à établir cette interface.

Je pense qu’il est faux de dire que toute l’étude anatomique est faite à partir de cadavres. Le cadavre oriente, mais ne donne pas toutes les réponses. Il faut essayer de comprendre en termes de mouvement ce que vous découvrez dans un cadavre. On peut utiliser de nombreux outils pour collecter l’information ; il ne s’agit pas seulement de regarder des tissus morts ou inertes. À mon avis la question de départ est erronée. L’anatomie ne s’étudie pas essentiellement à partir de cadavres.

 

HL : Vous avez raison, cependant à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’étude du corps a été scindée en deux approches, d’un côté l’anatomie et de l’autre la physiologie. Cela a vraisemblablement été la première erreur, car précédemment l’enseignement de l’anatomie n’était pas abordé séparément.

 

FW : En effet ! C’est d’ailleurs une gaffe étonnante qui s’est répandue dans tout le milieu scientifique. Ceci vient en partie de l’esprit humain. Il est ainsi fait qu’il a besoin de compartimenter les choses afin de les comprendre. L’information totale dans sa globalité est parfaitement incompréhensible. Il faut donc morceler les choses pour les cataloguer. L’erreur a été de vouloir étudier la structure d’un côté et la fonction de l’autre sans permettre un quelconque lien entre les deux.

Au début du XXe siècle, cette approche a considérablement progressé aux États-Unis. À cette époque, beaucoup d’écoles de médecine utilisaient l’apprentissage comme mode d’enseignement. Après l’inscription, vous suiviez un praticien partout pendant un certain nombre d’années et vous décrochiez votre diplôme sans avoir subi aucun test ou examen. Un homme nommé Flexner[ii] fit un rapport condamnant nombre de ces écoles en les accusant de n’être que vendeurs de diplômes. Beaucoup d’écoles ont fermé ou ont été fermées.

À la place, des institutions se sont développées, où les gens obtenaient leurs certificats et pouvaient ensuite aller donner cours dans les écoles de médecine ; ceci a créé un schisme qui n’a cessé de progresser. Maintenant, nous sommes confrontés à tout un groupe de gens qui enseignent les sciences dans les écoles de médecine, mais ils n’enseignent qu’une seule discipline ; ils sont anatomistes, physiologistes, microbiologistes et rares sont ceux qui peuvent faire le lien entre les matières. Ils peuvent tout vous enseigner sur un microbe, mais ils sont incapables de vous démontrer les changements physiologiques du corps quand il est atteint de ce microbe ; ils peuvent vous enseigner une structure, mais ne savent pas vous dire comment cette structure change avec le mouvement, quand vous bougez, respirez, vivez.

Ceci est un gros problème, car tout est fractionné. Les étudiants apprennent l’anatomie et la structure, ils passent l’examen, puis ils vont au cours de physiologie où le physiologiste dessine une belle case sur le tableau et vous explique que ceci est un cœur et voilà comment ça marche. Mais il ne vous dit rien de son mouvement dans le corps ou de son action par rapport aux structures thalamiques.

Nous commençons toutefois à percevoir un changement d’attitude ; cela a pris beaucoup de temps, mais de plus en plus de gens disent qu’ils ne peuvent plus être complètement en accord avec l’enseignement isolé de ces disciplines. Considérons le cas d’un homme de 27 ans, souffrant de douleurs inguinales. Il faut que l’anatomiste puisse aussi se demander d’où vient la douleur, quelle est l’innervation de cette région. Il faut que le physiologiste puisse comprendre l’effet de la douleur sur le corps, pourquoi le cœur accélère-t-il, pourquoi le patient se met à suer, quels sont les processus qui travaillent dans le corps de cet individu. Il faut que le pharmacologiste puisse discuter des changements anatomiques, des changements physiologiques, et qu’il explique surtout, pourquoi il donne tels médicaments ; enfin, il faut que l’ostéopathe puisse comprendre suffisamment d’anatomie et de physiologie pour décrire et justifier son traitement.

Aujourd’hui, la pression est mise sur les professeurs des professions de santé pour qu’ils puissent étendre leurs connaissances à plusieurs disciplines. Ils doivent pouvoir enseigner de la manière la plus intégrée possible ; ils doivent pouvoir fragmenter le sujet pour la meilleure compréhension des étudiants et ensuite rassembler toutes les pièces et les placer dans le contexte du corps pour que les étudiants aient une bonne image de la fonction et de la dysfonction possible du corps. C’est ce qui nous a manqué pendant tant d’années. Je pense que c’est véritablement en train de changer. On commence à dire que l’enseignement isolé de toutes ces disciplines ne pourra pas survivre au sein de l’éducation ostéopathique si l’on veut former des praticiens intelligents. D’ailleurs, ce type d’enseignement commence doucement à disparaître.

 

HL : Cette conception pédagogique obsolète va complètement à contre-courant de la vie, car elle ne considère pas l’être humain en tant que personne vivante, mais comme un puzzle de pièces rapportées. Je ne sais pas ce qui se passe aux États-Unis, mais pour moi, vous êtes le premier qui ayez vraiment compris la philosophie ostéopathique et qui l’ayez appliquée aux sciences médicales, telles que l’anatomie, la physiologie, la biochimie et la clinique.

 

FW : Il y a quelques années, j’ai reçu un message très intéressant. J’avais distribué un polycopié dont le sujet était le système endocrinien ; chaque glande était localisée, sa voie chirurgicale décrite, ainsi que sa représentation radiologique, mais aussi quelle était sa sécrétion, comment elle s’intégrait au système, quel était son mode de régulation, ainsi que toutes sortes d’informations similaires ? Ce polycopié est tombé entre les mains d’un de nos physiologistes et j’ai reçu un message, certes codé, disant qu’il avait eu vent de ce document et qu’il contenait des éléments de physiologie. Il m’a fait remarquer qu’il y avait des physiologistes à l’école et qu’étant anatomiste je n’avais pas besoin de parler de physiologie aux étudiants ; je devais me cantonner à l’anatomie. Bien, très bien, maintenant que l’on m’avait expliqué, j’avais compris.

Il existe beaucoup de professeurs surtout chez les plus âgés qui résonnent encore de la sorte : je suis physiologiste, j’enseigne la physiologie, ne m’ennuyez pas avec le reste, pas la peine de recadrer le contexte ; ou encore des anatomistes qui sont incollables sur la moindre petite insertion musculaire, mais qui sont incapables de vous dire pourquoi un muscle entre en dysfonction si la personne souffre d’un problème viscéral.

Je crois que cette vision des choses domine toujours, mais qu’elle commence à perdre du terrain puisque dans les études médicales aux États-Unis l’accent est vraiment placé sur l’étude intégrée. Ainsi, les étudiants partent d’une étude de cas clinique et ils peuvent apprendre l’anatomie et la physiologie tout en essayant de comprendre ce qui arrive à un véritable individu.

 

LD : Lorsque vous étiez à l’université du Maine, quelqu’un – un ostéopathe peut-être – vous a-t-il demandé un travail spécifique, ou a-t-il orienté vos recherches dans le domaine de l’anatomie ?

 

FW : À l’université du Maine, je travaillais surtout sur mon sujet de maîtrise ; à cette époque, je ne savais pas ce qu’était un ostéopathe. Pourtant, j’avais grandi en face d’un cabinet d’ostéopathie. À Portland, dans le Maine, en face de chez nous habitaient le Dr Jealous et ses trois fils ; Fred, l’aîné, Jim, et le cadet Bill. Bill était mon meilleur ami ; je connaissais également bien son frère Jim.

Après l’université du Maine, j’ai été embauché à l’université de Nouvelle-Angleterre qui était déjà un collège ostéopathique, mais je n’y connaissais absolument rien. L’université était établie dans le Maine, or je voulais rester dans le Maine, il y avait un travail pour moi, je l’ai pris. J’y allais pour enseigner à mi-temps pendant que je finissais mon doctorat.

Lorsque j’enseignais du côté allopathique, j’étais considéré comme un mal nécessaire ! L’anatomie était un droit de passage. Il fallait obtenir les U.V. d’anatomie avant de pouvoir apprendre la médecine, la vraie médecine. C’est réellement ce que disaient les étudiants.

À l’université de Nouvelle-Angleterre, les ostéopathes venaient me voir et posaient des questions. L’anatomie semblait être leur centre majeur d’intérêt. C’est une des raisons qui m’a fait choisir cette université, mais la principale était qu’elle était située dans le Maine.

En feuilletant l’annuaire des professeurs, j’ai trouvé le nom de Jim Jealous et c’était le garçon que j’avais connu dans mon enfance. En discutant, il m’a invité à venir parler à l’un de ses groupes lors d’une réunion au sein de l’école. C’étaient des gens bizarres, je ne savais absolument pas qui ils étaient. Ils appartenaient à la Sutherland Cranial Teaching Foundation,[iii] et ils étaient à l’école, c’était tout ce que je savais d’eux. Ils m’ont demandé de parler du développement de la tête ; j’ai fait du mieux que j’ai pu. Tout cela m’avait semblé assez scolaire et assez simple, mais ils avaient l’air vraiment enthousiasmés par l’apprentissage du développement de la tête. En fait, plus je rentrais dans les détails du développement du crâne et du cerveau, plus ils semblaient intéressés. C’était presque l’opposé de ce que j’avais vécu chez les allopathes. Là-bas, si je rentrais dans les détails ils poussaient de hauts cris et me faisaient comprendre qu’ils s’en moquaient. Ils voulaient apprendre la médecine, peu leur importait le corps. Au collège ostéopathique, ils voulaient des détails, ils voulaient savoir comment s’organisent les méninges, ils voulaient plus de connaissances. Ils m’ont vraiment poussé au-delà de mes limites. Ensuite, ils m’ont demandé d’intervenir dans d’autres de leurs réunions, c’est ainsi que j’ai commencé à parler aux ostéopathes.

 

LD : Cela a-t-il changé votre approche de l’enseignement de l’anatomie ?

 

FW : Absolument. Avant, je me demandais toujours quel était le strict minimum que je puis leur enseigner pour qu’ils réussissent malgré tout leurs examens. C’était l’approche que l’on utilisait, trouver le plus petit dénominateur pour décrocher les U.V., alors qu’au collège d’ostéopathie, ils imploraient pour en avoir toujours plus. J’ai réellement été obligé d’étudier beaucoup plus et c’était très exaltant. Ils me forçaient à en faire plus.

 

LD : Est-ce grâce à cette demande que vous avez commencé à intégrer la structure et la fonction ou bien l’idée avait-elle germé dans votre esprit avant de rencontrer les ostéopathes ?

 

FW : Dans la filière plus traditionnelle des études de médecine, ils ne voulaient entendre que ce qu’ils pouvaient mémoriser pour passer l’examen. Avec les ostéopathes, cela se passait autrement. Je présentais un fait et ils me demandaient immédiatement comment l’intégrer au reste, à quoi cela servait-il, comment le corps y répondait ? Je retournais à mes livres et je réalisais qu’en fait personne ne le savait vraiment. Ensuite, il fallait décortiquer les journaux scientifiques pour voir ce qu’on savait sur le sujet. Si le lapin réagit de telle façon, comment peut-on extrapoler pour appliquer cette donnée à l’humain ?

Cette démarche vous force à faire ce qui serait en fait considéré comme une recherche originale. Il me fallait creuser la littérature pour découvrir une information susceptible de m’aider à répondre. Même dans les livres les plus spécialisés sur le sujet, on ne trouve pas comment se contracte un uretère et surtout ce qui fait que l’uretère se contracte. Je ne me le serais jamais demandé, mais les ostéopathes m’ont demandé pourquoi les calculs semblaient « collants » et pourquoi avec les manipulations ils semblaient bouger. Alors je me suis posé la question, quelle est l’action du système orthosympathique sur l’uretère ? Je me suis plongé dans la littérature et dans les revues et j’ai trouvé : des chercheurs avaient immergé une bande musculaire de l’uretère dans un bain et y ajoutaient de l’acétylcholine ou de la noradrénaline et notaient les réactions du muscle. Jamais je n’aurais pensé à aller voir toute cette littérature si les ostéopathes ne m’y avaient pas conduit par leurs questions.

 

HL : La rencontre avec les ostéopathes ne vous a donc pas fait changer votre vision, elle vous a permis d’exaucer votre rêve d’enfant.

 

FW : Cela a fait exploser mes références. Avant, il fallait juste mémoriser. Maintenant, il fallait penser : comment puis-je comprendre ce phénomène de façon à aider quelqu’un, quelle que soit la maladie qui le frappe, il faut comprendre ce qui s’est passé pour que l’organisme tombe malade.

 

HL : J’aime beaucoup votre rêve, car le sous-sol représente aussi la base, l’assise de ce que nous pensons. Vous êtes donc parfaitement à votre place, assis au sous-sol, transmettant les informations qui nous permettent de donner un sens à nos perceptions, à notre manière plus intuitive de fonctionner.

 

FW : La grande majorité des textes ostéopathiques regroupe beaucoup de connaissances techniques émaillées d’un peu de philosophie. Pour vraiment aborder un patient, il faut se demander comment aider l’homéostasie de ce patient, comment lui rendre une meilleure santé. Il faut être capable de comprendre ce qu’est un corps sain. Cela demande une quantité de connaissances énorme. On ne trouve pas cela dans les textes ostéopathiques ; il vous faut intégrer une quantité impressionnante d’informations, ensuite vous pouvez vous demander ce qui ne va pas chez cette personne. Peut-être a-t-elle une tumeur ? Seulement, ce n’est pas juste une histoire de tumeur, le corps dans sa totalité répond à cette tumeur. Si l’on veut que le patient recouvre une meilleure santé, il faut comprendre ce qu’est cette tumeur et il faut comprendre comment le corps réagit en fonction à cette situation. En développant cet argument, on se rend compte qu’être ostéopathe nécessite une quantité de connaissances énorme, une quantité en augmentation constante.

Un allopathe peut apprendre une liste de médicaments et les distribuer selon la maladie ; un ostéopathe mécaniste va craquer à droite ou tirer à gauche selon la raideur à droite ou la douleur à gauche. Mais si vous essayez d’être un ostéopathe qui tente de comprendre l’homéostasie, alors vos listes de médicaments et vos listes de techniques peuvent être mises de côté. Si vous pouviez avoir cette immense qualité d’appréciation et cette connaissance de la fonction du corps pour faire cette première estimation « de comment faire » pour que cet individu aille mieux, cela nécessiterait peut-être, un changement de style de vie, d’alimentation, de structure  – un traitement par manipulation –, ou peut-être une prise de médicaments, ou une cure chirurgicale. Ce qui est certain, c’est que tout ceci n’est qu’une toute petite partie de la vraie question : comment améliorer l’état de santé de cette personne ?

Considérez un patient âgé ayant une tumeur, et souffrant de problèmes cardio-pulmonaires, peut-être que l’ablation de la tumeur s’avérerait plus dangereuse que de la laisser en place. À ce point, certains médecins pourraient baisser les bras. D’un point de vue ostéopathique, la question serait plutôt : que faire pour que cette personne « fonctionne » par rapport à sa tumeur, comment faire pour que le corps accepte la tumeur et continue de vivre, comment faire pour que l’homéostasie travaille dans ce sens ? Voilà une question bien difficile.

 

HL : En d’autres termes, ce dont un ostéopathe a besoin, c’est de respect envers le patient et de respect envers la vie ?

 

FW : Et respecter la vie dans ses différents modes de fonctionnement demande une quantité énorme de connaissances ; beaucoup plus qu’un simple mécanicien. On trouve des mécaniciens médicaux, des mécaniciens ostéopathiques, on en trouve même sous les capots des voitures. Un « diagnosticien » qui peut comprendre la vie et comprendre quand elle dérape, voilà un tout autre genre de praticien.

 

LD : Rassurez-nous ; vous n’êtes pas le seul à raisonner dans ce sens.

 

FW : Je pense sincèrement que tout est en train de changer ; dans le passé, pour enseigner les sciences médicales, il vous fallait un diplôme, puis vous observiez les autres et éventuellement vous essayiez à votre tour.

J’ai organisé un cours à l’Université de Nouvelle-Angleterre pour aider les gens à bien comprendre le corps et ensuite à pouvoir l’enseigner aux autres. Il y a un groupe de 7 étudiants en ostéopathie qui restent avec moi pendant 6 semaines. Cela fait partie de leur formation et ils m’aident à enseigner la neuro-anatomie aux étudiants de deuxième année. En fait, ce sont des assistants de cours. Ce qui se passe vraiment, c’est que je passe six heures par jour à enseigner la neuro-anatomie, je vais aussi profondément que possible, et ensuite je leur apprends comment enseigner et les envoie le faire dans des petits groupes. Cela fonctionne très bien, car ils apprennent à instruire. Ils enseignent les principes d’intégration et ils comprennent les principes d’explication et d’enseignement. Ils conserveront ces acquis.

Pouvoir leur donner tout ce que j’ai pu apprendre à propos de l’enseignement est une expérience passionnante. C’est une des choses les plus satisfaisantes que j’ai accomplies.

 

LD : Avec les progrès de la science et les découvertes en anatomie, certaines croyances et certains mythes ostéopathiques, comme la fluctuation du liquide céphalo-rachidien, la mobilité des os du crâne, ou le mouvement des fascias, ont pu être vérifiés ou au contraire réfutés.

 

Voilà encore une question difficile. En effet, il y a une profusion de choses qui tombe dans le domaine du mythe et pas uniquement en ostéopathie. 80 à 90 % de la médecine peut s’apparenter aux mythes. On insiste beaucoup de nos jours pour créer une médecine allopathique et une médecine ostéopathique basées sur des faits, sur des preuves.

Combien de lois ostéopathiques ont été prouvées ou réfutées, c’est encore plus difficile à dire. Il y a quelques notions clés qui ont rencontré des problèmes, en particulier la circulation du liquide céphalo-rachidien et les insertions de la dure-mère rachidienne.

Par contre, pour ce qui est du concept de mouvements intrinsèques, ou rythmés dans le corps, cela ne pose aucun problème, c’est très clair et facile. Les radiologistes l’ont mis en évidence avec des IRM en temps réel, les physiologistes l’ont enregistré, et on peut le constater pendant les opérations chirurgicales. La littérature sur ce type de mouvement est très bien documentée. Ce serait presque idiot de chercher encore la controverse, mais ce qui cause ce mouvement est une question plus délicate.

Avant de développer la question, il ne faut pas oublier qu’une grande partie des informations ostéopathiques a été transmise oralement. Les premiers ostéopathes écrivaient dans leurs journaux ce qu’ils pensaient, ou ce qu’ils spéculaient : « je sens un mouvement quand je palpe, d’où peut-il venir. Je pense que les os du crâne bougent, je pense que c’est à cause de la dynamique du fluide, etc. » À l’époque, cela paraissait raisonnable.

Mais prenons un peu de recul, ce que ces gens sentaient représente des données, et si on les additionne, on obtient une banque de données qui peut être parfaitement légitime. Le nom qu’ils lui ont donné, les explications qu’ils ont tenté de fournir, la description qu’ils en ont faite, tout cela est spéculation et rentre dans le domaine de l’hypothétique. Les données sont des observations, mais si vous formulez des hypothèses sur les causes ou les origines de ces observations, il faut alors pouvoir les prouver ou les réfuter.

Considérez une hypothèse et soumettez-la à toutes les questions, à tous les doutes, si elle tient la pression, un jour ou l’autre elle sera acceptée. Toutefois si vous réfutez une hypothèse, cela ne veut pas dire que les données de départ étaient fausses, cela veut dire que l’hypothèse est mauvaise, il faut la repenser, la changer.

Le grand malheur de la profession ostéopathique est que la plupart de ses membres n’ont jamais fait la différence entre les données et les hypothèses. Ils ont pris les déclarations hypothétiques de Still, Sutherland, Littlejohn, et de qui sais-je encore, et ils les ont acceptées comme des lois. Ensuite, lorsque quelqu’un leur démontre que ça ne marche pas tout à fait comme ça, ils le prennent souvent comme une critique de la profession ostéopathique.

À une époque, on pensait que le LCR descendait le long des nerfs et transmettait ainsi sa pulsation. Il a été prouvé maintes et maintes fois que l’arachnoïde se retourne sur elle-même au niveau du ganglion de la racine dorsale ; le LCR ne peut donc pas s’écouler le long des nerfs. Dans les années 50, des études très précises ont été faites sur le sujet, car on voulait savoir si c’était une voie potentielle pour la transmission de l’infection du nerf vers le LCR. Ces études ont montré que non. Il existe une barrière et le LCR ne se répand pas le long du nerf. Cela réfute-t-il ce que sentent les ostéopathes quand ils touchent un corps ? Bien sûr que non. Cela veut seulement dire qu’ils l’expliquent mal ; ils doivent l’expliquer mieux.

Les radiologues ont fait une découverte fascinante ; ils ont trouvé que le LCR circule autour du ganglion de la racine dorsale puis qu’il s’écoule dans les granulations rachidiennes qui se vident dans la citerne de Pecquet. Les physiologistes avaient tort, tout le LCR ne sort pas de la circulation au niveau du sinus longitudinal supérieur ; les ostéopathes avaient tort, il ne s’écoule pas le long des nerfs ; il fait une chose tout à fait intéressante, il sort de la circulation par les granulations arachnoïdes rachidiennes. Est-ce que cela prouve que l’ostéopathie a tout faux ? Pas du tout. Cela exprime seulement que les hypothèses doivent être réévaluées. Les physiologistes avaient tout faux aussi, cela ne veut pas dire qu’il faille jeter aux orties toute la physiologie. Il faut juste se pencher de nouveau sur cette question. Comment le LCR s’évacue-t-il de la circulation ?

De nouvelles recherches ont été faites dans les années 80 ; on a trouvé que 60 à 70 % des nutriments de queue de cheval viennent du LCR absorbé par les granulations rachidiennes. C’est tout à fait fascinant ; c’est une nouvelle information à rajouter à la vision de ce qui se passe dans le corps humain.

De récentes études[iv] se sont concentrées sur les mouvements dynamiques d’un individu tels qu’enregistrés par les fluctuations de la pression artérielle. Il s’agissait de très longues vagues, pas uniquement les fluctuations systoliques et diastoliques. Nous avons affaire à de très longues fluctuations dont la vague peut s’étendre sur plusieurs minutes. Ce type d’études a démontré qu’il existe une forme de vague dans les tissus qui est très rapprochée de ce que les ostéopathes décrivent. Il en existe une qu’ils nomment leur rythme court, qu’ils peuvent palper et il y en existe une autre qu’ils appellent le rythme long ; les deux semblent très liés à l’homéostasie. La beauté de cette information, c’est qu’on a plus besoin du LCR autour des nerfs, on a plus besoin de la dure-mère tirant sur le crâne et le sacrum – ce qui de toute façon est totalement absurde puisque la dure-mère est adhérente au ligament commun vertébral antérieur –, mais cela implique l’homéostasie du corps. C’est exactement ce à quoi l’on pouvait s’attendre. Ceci nous fournit toute une somme de questions fort intéressantes que l’on peut se poser sur ce rythme que les ostéopathes sont capables de palper.

L’étude des fluctuations de ces longues vagues est-elle correcte ? Je ne sais pas. C’est une autre hypothèse qui peut prendre la place d’une autre ; ce qui est important c’est que cela nous procure d’autres sujets de recherche. Ce sont des choses que l’on peut tester ; on peut enregistrer ces rythmes corporels très facilement à partir d’un lobe d’oreille[v]. On peut prendre plusieurs individus, enregistrer leurs rythmes et étudier les variations d’une personne à l’autre. Que se passe-t-il si l’on traite la personne, son rythme va-t-il changer ? Maintenant, nous sommes prêts pour l’étude, c’est l’étape logique suivante.

Les ostéopathes ne doivent pas le considérer comme un discrédit de ce qu’ils font, car cette approche offre davantage de connaissances, ce qui avec le temps les aidera à mieux comprendre et à expliquer aux autres ce qu’ils réalisent.

 

LD : Aujourd’hui, quels sont vos sujets d’intérêts et de recherche et où peut-on se procurer vos travaux ?

 

FW : Actuellement, mon centre d’intérêt dans la recherche est le suivant : de quelle manière l’anatomie, la physiologie et la pharmacologie du corps se lient-elles à son fonctionnement ?

Je suis très intéressé par la manière dont le mécanisme homéostatique fonctionne ; comment la douleur interagit avec le corps, quels sont ses mécanismes et ses trajets et particulièrement pour les douleurs du dos dont j’examine l’innervation de toutes ses structures.

D’un point de vue global, je désire vraiment assimiler cette information et mieux comprendre l’homéostasie et comment influencer la douleur.

Pour ce qui est de mes publications, beaucoup de mes travaux sont édités dans : Foundations for Osteopathic Medicine[vi], la 2e édition vient de sortir. Il y a deux chapitres, un sur le système nerveux autonome et un sur la nociception et le système neuro-endocrine immunitaire et l’homéostasie, dans lesquels j’essaie de développer une vision large du « comment » le corps répond au stress et surtout à une situation douloureuse.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

[i] Warwick, Dyson, Bannister Williams. Gray’s Anatomy, 1949, 30th Edition, Norwich [England]: Churchill Livingstone.

[ii] Abraham Flexner’s Medical Education in the United States and Canada (1910). Pour plus d’information cfr :
Gevitz, Norman, (1982). The D.O.’s Osteopathic Medicine in America, Baltimore [Maryland-USA]: The Johns Hopkins University Press, ISBN 0-8018-2777-9.

[iii] Sutherland Cranial Teaching Foundation : Inc. (S.C.T.F.). La Fondation Sutherland d’Enseignement Crânien est une association du type loi de 1901. Elle est établie en 1953 par le Dr Sutherland et les principaux membres de son corps enseignant, pour garantir la continuité et la transmission intègre de son enseignement.

[iv] Nelson Kenneth E., Sergueef Nicette, Lipinski Celia M., Chapman Arina R., GlonekThomas, (2001). Cranial rhythmic impulse related to the Traube-Hering-Mayer oscillation : comparing lazer-Doppler flowmetry and palpation. JAOA 2001 ; 110 :163-173.

[v] The perfusion monitor (Transonic System Inc, Ithaca, NY, USA.) cfr note IV.

[vi] Willard, F.H., (2002) Nociception and the Neuroendocrine-Immune System, In: Ward, R. Foundations For Osteopathic Medicine, 2nd Ed., Lippincott Williams and Wilkins, Baltimore, submitted.

Willard, F.H., (2002) The Autonomic Nervous System, In: Ward, R. Foundations For Osteopathic Medicine, Lippincott Williams and Wilkins, Baltimore, submitted.

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